Les vestiaires empestaient la sueur et le dépit.
- C'est fini ! annonça Jacques en balançant son tee-shirt trempé
dans un coin. Je renonce !
Paul leva les yeux au-dessus de la serviette dans
laquelle il s'essuyait.
- Oh, ça va ! Ferme-la. Tu dis ça à chaque fois.
- Mais cette fois c'est sérieux. J'en ai ras le casque !
Jacques passa sous la douche où il ne resta que le temps d'un ruissellement et entreprit de s'habiller avec des gestes rapides.
Il n'accorda pas un regard à Paul qui posait le pied
sur son banc pour lacer ses baskets, rafla son sac et prit la
direction de la sortie.
- Eh ! l'interpella Paul. Tu oublies ton tee-shirt !
- Je le laisse. Je n'en aurai plus besoin.
Comprenant que cette fois c'était sérieux, son ami se lança sur ses traces sans prendre la peine de lacer ses chaussures, ce qui lui valut de se ramasser dans les escaliers.
Paul faisait tournoyer sa bière dans son verre. Le
liquide brun se transformait doucement en mousse sous ses yeux,
et il avait l'air de trouver ça fascinant. C'était le cinquième
ou sixième bock, il ne savait plus très bien. A ses côtés,
Jacques continuait de se lamenter. Loin de lui remonter le moral,
les bières n'avaient fait que renforcer sa mélancolie.
- Tu comprends, expliquait-il avec une élocution difficile. Nous
n'avons aucun avenir. Le club n'ira jamais en première division.
Et quant à nous faire remarquer, il faudrait que quelqu'un vienne
nous voir jouer. Mais tu as vu ça ? Il n'y a jamais personne.
Même nos familles ne viennent pas nous voir !
- Qu'est-ce que tu veux ? Le foot est le seul moyen de nous en
sortir. Tu préfères ton boulot à l'usine ?
- J'ai pas dis ça. Mais le foot ne nous mènera nulle part non
plus !
- Et alors ? C'est déjà bien de s'éclater, non ?
- Tu appelles ça s'éclater ? Courir derrière un ballon sous la
pluie ? Moi je veux être riche et célèbre. Baiser des super
nanas. Claquer du pognon autant que j'en ai envie... C'est pas
l'usine qui m'apportera ça et c'est pas le foot ! C'est sûr.
Jacques replongea dans un abîme de morosité. Paul,
qu'une envie de pisser tenaillait depuis plusieurs minutes, se
leva finalement.
- En tout cas, constata-t-il, tu n'as pas le choix... Tes seuls
talents c'est à l'usine et sur le terrain que tu peux les
exercer. Ce sont les seuls moyens dont tu disposes pour t'en
sortir. A part ça, il n'y a qu'en vendant ton âme au diable que
tu pourrais espérer quelque chose, mais c'est un peu passé de
mode !
- Vendre mon âme au diable ! Si seulement c'était la solution à
mes problèmes, je le ferais sans hésiter.
Paul n'avait pas entendu la réponse de son ami : il titubait déjà en direction des toilettes.
Les yeux fixés sur une flaque de bière qu'il
agrandissait du bout du doigt, Jacques ressassait toujours ses
sombres pensées lorsque la chaise voisine fut à nouveau occupée.
- Il faut que je trouve le moyen de m'en sortir ! dit-il sans
relever la tête, pensant qu'il s'agissait de Paul.
- Vous m'excuserez, répondit une voix caverneuse à côté de lui,
mais je n'ai pu m'empêcher de vous entendre. Une déformation
professionnelle, en quelque sorte.
Jacques releva les yeux vers l'inconnu qui venait de s'asseoir à sa table. Des sourcils incroyablement broussailleux surmontaient des yeux d'un noir absolu. Il avait déjà entendu parler de regard perçant sans savoir vraiment ce que l'on entendait par là. Ce soir il comprenait. Les yeux de cet étranger auraient pu découper comme un scalpel ; ils étaient si extraordinaires qu'ils en éclipsaient tout le reste du visage.
Il aurait dû s'étonner, s'indigner, mais constatait
qu'il n'en faisait rien, qu'il ne le pouvait pas.
- Oui, j'ai cru comprendre que vous souhaitiez changer de vie.
J'ai le pouvoir d'exaucer vos désirs. Moyennant rétribution, bien
entendu.
- Qu'est-ce que vous racontez ?
- Votre ami vous a proposé de... euh... vendre votre âme au
diable. Vous aviez l'air intéressé.
- J'ai dit ça comme ça, pour parler.
- Ah ! C'est ce que je craignais. Je vous apportais pourtant la
clef de tous vos rêves. Tant pis.
L'étranger fit mine de se lever mais Jacques le retint
d'un geste.
- Attendez. C'est sérieux ?
Il jeta un regard autour de lui, s'attendant à voir ses
copains tapis dans l'ombre, prêts à éclater de rire.
- Très sérieux. Vous permettez que je fume ?
L'inconnu sortit une cigarette d'un étui en or et la
porta à sa bouche. Elle s'embrasa aussitôt, comme sous la flamme
de la meilleure des allumettes.
- Eh ! Comment vous avez fait ça ? Vous pourriez m'apprendre ?
L'autre eut un sourire modeste.
- Qui peut le plus peut le moins, c'est l'enfance de l'art. Bon.
Parlons affaires. J'ai en poche un contrat que je vous propose.
Aux termes de ce contrat, vous avez droit à trois voeux. En
échange, je récupère votre âme le moment venu.
- N'importe quels voeux ?
- N'importe quels voeux. Nous sommes comme ça. Si nous ne
remplissons pas un de vos voeux, le contrat est caduc, même si
les deux autres ont été réalisés.
- Et je vais en enfer à ma mort ?
- Et bien, voyez-vous, on n'a rien sans rien. Vous n'avez pas
idée de l'énergie que nous coûte la réalisation de trois voeux.
- C'est une blague ?
Mais Jacques fixait le bout incandescent de la
cigarette et se disait que si blague il y avait elle était
sacrément élaborée.
- Vous pourriez me refaire une petite démonstration ?
demanda-t-il malgré tout.
L'inconnu poussa un soupir et la bière répandue sur la
table se mit à fumer.
- Homme de peu de foi ! constata-t-il. Mais enfin, soit !
Voyons... Vous voyez cette jeune femme au bar ?
Jacques essaya d'ajuster sa vision, mais la fille était
à plus de six mètres de lui et il avait du mal à distinguer
clairement tout ce qui se trouvait au-delà de la table. Il ne
voyait qu'une silhouette vêtue d'une jupe qui paraissait assez
courte. Il aurait été bien incapable de dire si elle était jolie
ou non.
- Oui, mentit-il.
- A voir comment elle se comporte avec son voisin, selon vous
c'est une allumeuse ou bien elle a le feu au cul ?
Jacques ignorait tout de la façon dont elle se
comportait mais acquiesça néanmoins, vaguement choqué par la
grossièreté de son interlocuteur.
- Et bien regardez ! lui dit celui-ci avec un grand sourire qui
découvrit des dents semblables à des crocs.
La fille au bar ne comprit pas tout de suite que sa jupe venait de s'enflammer, mais elle poussa un hurlement lorsque les flammes commencèrent à lui lécher les fesses.
Un pilier de bar, qui avait dû en voir d'autres, attrapa un siphon et lui aspergea le derrière sans faire de cérémonies.
Ce qui lui valut une gifle de la dame lorsque la peur du feu fut passé.
Le type la regarda, vaguement surpris, puis lui balança
un coup de poing qui l'étendit pour le compte. Le compagnon de la
belle endormie voulut s'en mêler, et prit le siphon dans les
dents. Lorsque tous deux furent assoupis sur le plancher, le
calme revint dans le bar. Le buveur solitaire reposa le siphon
devant lui et commanda un autre whisky au barman qui le servit
sans mot dire.
- J'adore l'ambiance de ces endroits, confia l'inconnu à Jacques.
C'est tellement vivant !
Jacques n'avait pas besoin d'une démonstration supplémentaire. Il était convaincu.
L'autre devait en avoir conscience, car il regarda sa
montre avec ostentation.
- Bon, constata-t-il. Ce n'est pas que je m'ennuie, mais j'ai
d'autres rendez-vous. Vous êtes intéressé, oui ou non ?
Jacques réfléchit. Il aurait bien voulu demander
conseil à Paul mais il ne revenait pas. Il se demanda si l'homme
au contrat ne lui avait pas flanqué la colique, histoire d'être
tranquille.
- Vous êtes le diable ? demanda-t-il finalement.
L'autre eut un sourire modeste.
- Vous me faites trop d'honneur. Je ne suis qu'un de ses
émissaires. Un démon, si vous voulez. Mais j'ai tous pouvoirs
pour signer en son nom.
Joignant le geste à la parole, il étala sur la table
les deux exemplaires d'un contrat sur papier bible sans la
moindre en-tête. Jacques, qui s'était attendu à un parchemin
craquant le regarda avec une certaine déception.
- C'est le contrat ?
Malgré les brumes de l'ivresse, il parvint à déchiffrer
tous les termes. Il avait droit à trois voeux, qu'il pouvait
faire quand il le désirait. Ces voeux pouvaient porter sur
n'importe quoi. Une fois sa part de contrat remplie, le diable
pourrait exiger son âme en paiement pour en faire ce que bon lui
semblerait, et notamment l'emporter en enfer. Le fait de signer
emportait l'adhésion des deux parties. Le contrat n'était pas
résiliable, il n'y avait pas de période de rétractation, et si
Jacques mourait avant d'avoir exprimé ses trois voeux, le contrat
serait réputé valide malgré tout.
- Je trouve cette clause un peu injuste ! protesta-t-il.
- Nous avons été forcés de la rajouter récemment. Un mauvais
joueur n'avait fait que deux voeux. Lorsqu'il est mort nous
n'avons pas pu saisir son âme ainsi que convenu : il affirmait
que nous n'avions pas rempli intégralement notre part du marché.
L'affaire est toujours en délibération devant une autorité
supérieure. C'est pour éviter que ce genre de problèmes ne se
reproduise que nous avons dû modifier les termes de nos contrats.
- Pourquoi offrir trois voeux, alors ? Pourquoi ne pas vous
contenter d'un seul ?
- L'inflation ! C'est paradoxalement à l'époque où une âme ne
vaut plus rien que nous ne pouvons plus l'acheter pour un seul
voeu. Plus personne n'est prêt à vendre à ce prix-là. Incroyable,
non ?
- Non. Si vous me proposiez un seul voeu, je ne vendrais pas non
plus. Qu'est-ce que vous voulez faire avec un voeu ?
- Vous voyez ! Bien. Vous signez ?
- C'est que, cette histoire d'enfer m'ennuie un peu quand même.
Je n'ai pas envie de griller pour l'éternité !
- Vous y croyez, vous à l'enfer ? Vous marchez dans cette
propagande catholique ? Vous croyez vraiment que des gens sont
empalés sur des rôtissoires et que des démons les tournent toutes
les heures ?
- Non, bien sûr...
- Alors ? Signez ! De toute façon vous êtes encore jeune ! Vous
avez la vie devant vous. C'est long une vie. Vous avez le choix
entre la subir à l'usine ou bien la passer à faire ce que vous
voulez. Vous pouvez devenir Président de la République si vous le
voulez !
- C'est possible ?
- Non seulement c'est possible, mais ça s'est déjà fait !
- Incroyable.
- Vraiment ?
- A la réflexion, non. Mais qui me dit que je ne vais pas mourir
demain ?
- C'est un risque à courir. Mais honnêtement, de vous à moi, j'ai
jeté un coup d'oeil sur votre ligne de vie avant de venir et je
l'ai trouvée très longue. Très, très longue.
Jacques vida son verre. Il avait relu trois fois le
contrat et n'y trouvait aucun piège. A part cette histoire
d'enfer en bout de course, mais comme l'avait dit son
interlocuteur il était encore jeune et la mort lui paraissait
lointaine, très lointaine.
- D'accord, dit-il finalement. Vous avez un scalpel ?
- Un scalpel ? Pour quoi faire ?
- Pour signer avec mon sang !
- Tss, tss. Abandonnez ces idées ! Nous ne sommes pas des
sauvages. Tenez, l'encre indélébile suffira.
Jacques prit le stylo en or qu'on lui tendait et apposa sa signature à côté de celle à l'encre noire, illisible, qui se trouvait déjà sur le document.
Un exemplaire du contrat disparut de la table dès qu'il
eut tracé le trait qui constituait la fin de sa signature.
- Excusez-moi, dit le démon qui était devenu tout rouge, mais il
est arrivé que des clients se ravisent au dernier moment et
essaient de reprendre le contrat. J'en ai même vu un qui voulait
l'avaler ! Il est mort étouffé. J'ai récupéré son âme in-extremis
en plaidant le suicide, mais j'ai eu chaud ! Vous comprenez, mon
patron n'est pas très compréhensif et ne pardonne pas les
erreurs. A propos, en parlant d'erreur. Vous aviez tort.
L'histoire des rôtissoires, c'est vrai. Mais on les tourne tous
les quarts d'heure. Et vous finirez par griller pour l'éternité !
Jacques sentit une sueur glacée lui dévaler le dos.
- Mais rassurez-vous : pour le reste je vous ai dit la vérité.
Votre ligne de vie m'a parue très longue. Vous n'aurez donc pas
de soucis à vous faire avant longtemps. D'ici là, j'espère que
vous en profiterez bien. Vous avez une idée de votre premier
voeu ?
- Maintenant que c'est fait, autant en profiter ! Je voudrais
être riche. Très riche. Immensément riche.
- Si j'étais chicaneur, je dirais que ça fait trois voeux. Mais
soit, nous nous en tiendrons à l'esprit. Tenez.
Il posa deux enveloppes sur la table. Jacques ouvrit
discrètement la plus grosse, elle contenait des billets de
banque.
- Il y a cent mille francs, pour vos frais de ce soir.
Il ouvrit l'autre. Elle était emplie de billets de
loto, de loterie, et de tous les jeux offerts par la Française
des Jeux.
- Vous venez de les fabriquer ? C'est incroyable !
- Mais non. Je les ai achetés en venant. C'est moins épuisant. Ce
ne sont que des billets gagnants. Vous pourrez en acheter
d'autres, ils seront toujours gagnants. Vous n'aurez plus jamais
de soucis d'argent.
- Mais comment avez-vous su...
Le démon se leva, secoua la tête avec commisération.
- Vous êtes tellement prévisibles, vous autres humains. Vous
voulez faire votre deuxième voeu tout de suite ? Je sais déjà ce
que ce sera... Je suis prêt.
- Non... Non... Je veux réfléchir au calme. J'ai besoin
d'assimiler tout ça.
- A bientôt, donc. Quand vous voudrez me joindre, appelez-moi à
ce numéro.
Le démon lui tendit une carte de visite que Jacques lut
avec incrédulité.
- Vous êtes garagiste ?
- Garagiste, agent immobilier... Ça dépend des jours.
Jacques regarda à nouveau la carte sans y croire. Quand
il releva la tête, le démon avait disparu. A sa place, debout
devant la table se tenait Paul qui revenait des toilettes.
- Bon dieu quelle chiasse ! dit-il.
Jacques vécut trois mois de bonheur total.
Le démon n'avait pas menti. Les billets de loterie qu'il lui avait donnés étaient tous gagnants. Et chaque fois qu'il en avait acheté un autre, chaque fois qu'il avait joué sur un cheval, même boiteux, il avait gagné. Il avait dépensé plus d'argent en trois mois qu'il n'aurait espéré en voir durant toute sa vie, et sa fortune ne faisait que s'accroître de jour en jour. Il s'était même mis à jouer en bourse et les titres que tous les agents de change avaient abandonnés lui rapportaient régulièrement des fortunes.
Il avait voyagé. Il était descendu dans les plus grands hôtels, il avait croisés les grands de ce monde... Mais il n'était pas heureux.
Les grands de ce monde l'avaient snobé. A part son argent, il n'avait rien, il n'était personne. Un nobody, ainsi qu'il l'avait entendu murmurer dans son dos au Hilton à Miami.
C'était sur un terrain de golf où il tentait de s'initier à ce sport, qui l'emmerdait profondément mais lui semblait être un point de passage obligé pour pénétrer une certaine société, que l'idée lui était venue. Il avait bien réfléchi, résolu à ne rien précipiter, avant de prendre sa décision.
De l'intérieur de sa Porsche, alors qu'il roulait à deux-cent quarante sur l'autoroute le ramenant vers Paris, il avait appelé le démon.
Celui-ci avait décroché aussitôt.
- Arrêtez-vous à la prochaine station service, je vous y
attendrai.
Jacques avait obtempéré sans y croire, mais l'autre
était bien là. Tandis que la Porsche absorbait avidement le super
qu'il lui enfournait, il avait expliqué ses désirs au démon :
- Je veux être célèbre.
- Célèbre. Très bien. C'est facile. Un footballeur célèbre ?
- Non. Ça ne dure pas assez longtemps, et c'est fatigant. Non. Je
veux être chanteur. Comme Julio Iglesias. Ecrire des chansons à
la guimauve et être adulé par toutes les femmes de la terre.
Le démon sortit quelques journaux de sa poche et les
lui tendit. Jacques remisa le tuyau de la pompe à essence, et
ouvrit le premier qu'il déplia sur le capot de la Porsche. Le
conducteur de la Mercedes qui venait de s'arrêter derrière lui
descendit de son véhicule, le visage empourpré :
- Vous pouvez pas aller lire ailleurs ?
- Me gonflez pas, dit le démon sans se retourner.
- Vous allez vous tirer de là, oui ou merde ?
Le démon ne lui accorda qu'un regard et les quatre
pneus de la Mercedes éclatèrent simultanément. L'homme se
désintéressa d'eux pour regarder sa voiture qui venait de
descendre de quinze centimètres.
- Je vais faire un procès à cette foutue station service !
hurla-t-il en se mettant à courir en direction de la guérite où
le caissier était enfermé.
Pendant ce temps, Jacques avait trouvé son nom et sa
photo en quatrième page du journal. "Une nouvelle vedette est
née" disait le titre de l'article. On y expliquait qu'il venait
d'enregistrer un disque qui était promis à un succès phénoménal.
Il regarda la date, le journal ne sortirait que dans un mois. Les
autres journaux s'étageaient de trimestre en trimestre. Le
dernier était de l'année suivante. On y rendait compte de sa
tournée mondiale qui remportait un succès à faire pâlir d'envie
Michael Jackson et Madonna - avec qui on lui prêtait d'ailleurs
une liaison depuis qu'ils s'étaient rencontrés à New-York.
- Ça vous convient ? demanda le démon.
- C'est formidable. Vous êtes allé les chercher dans le futur ?
- Non, je les ai fabriqués, c'est moins fatigant. Mais ils
sortiront le moment venu. Il y aura quelques différences : les
vrais auront sans doute des coquilles. Comme vous le savez, la
perfection n'est pas de ce monde. Marché conclu, donc. Vous serez
célèbre. Allez demain à quinze heures chez Renato Cocci, ses
coordonnées sont dans l'article du premier magazine. On y raconte
votre première rencontre, ainsi vous saurez à quoi vous attendre
et que demander.
Jacques jeta sa veste trempée dans un coin de sa loge. Le public avait été extraordinaire ce soir-là. Et c'était comme ça depuis son premier concert. Chacune de ses apparitions renforçait sa popularité, chacun de ses disques était un succès qui laissait loin derrière celui du précédent. Il était mondialement connu, il dînait à la table des plus grands, il refusait des invitations émanant de rois et de présidents...
Mais il n'était pas heureux.
Depuis qu'il menait cette vie il était inquiet. Il avait réalisé très vite que cela n'aurait qu'un temps, que les jours filaient à une vitesse météoritique, et que bientôt il serait vieux. Bientôt il mourrait. Et il grillerait pour l'éternité. C'est pourquoi même lorsqu'il mordait dans la vie à pleines dents, il gardait comme un arrière goût d'amertume dans la bouche.
Il savait qu'un jour il faudrait en payer le prix. Un jour il mourrait, et le diable lui présenterait l'addition.
Il rôtirait éternellement. Un supplice infernal.
Et l'idée lui apparut enfin, alors qu'il allait passer sous la douche. Tellement simple, tellement évidente, qu'il se demanda comment il n'y avait pas pensé plus tôt, comment tout le monde n'y pensait pas. Une idée comme ça aurait dû faire l'objet d'un article dans le contrat en interdisant la possibilité.
Il sortit de sa poche son exemplaire du contrat qui ne le quittait jamais. Bien que signé plusieurs années auparavant et transporté en permanence depuis lors, le papier ne portait pas la moindre trace de vieillissement et seul les trois pliures permettant de le glisser dans une poche y apparaissaient. Jacques avait cessé depuis longtemps de s'en étonner. Il l'ouvrit et le relut bien qu'il en ait connu les termes par coeur, s'attendant à demi à y trouver une nouvelle clause rajoutée par quelque diablerie.
Non, ce n'était pas interdit. Il n'y avait rien d'interdit.
Sans même attendre de s'être douché - ne risquait-il pas
de se tuer en glissant dans la douche, surtout après avoir eu
cette idée ? - il composa le numéro du démon. Il le fit de
mémoire : il l'avait mémorisé dès le premier soir, sans même s'en
rendre compte.
- Venez tout de suite. Je veux faire mon troisième voeu.
Il n'eut que le temps de raccrocher qu'on frappait déjà
à la porte.
- Vous m'avez demandé ? sourit le démon en entrant.
Malgré les années, il n'avait pas changé. Toujours le
même regard laser, les mêmes sourcils broussailleux...
- Oui. J'ai décidé de mon dernier voeu.
- Vous êtes bien sûr ? C'est le dernier ! Vous n'en aurez pas
d'autre, et vous ne pourrez pas en changer ensuite.
- Ça suffit vous dis-je. Je suis sûr que vous pouvez lire dans
mon esprit.
- C'est vrai.
- Vous savez donc ce que je vais vous demander. Et c'est pour ça
que vous essayez de m'en dissuader, parce que vous savez que vous
avez perdu ! Je vous échappe.
- Ecoutez, finissons-en, j'ai d'autres patients qui m'attendent.
- D'accord. Je veux être immortel. Vous n'avez pas le droit de
refuser. C'est dans le contrat.
- Vous avez raison. C'est dans le contrat. Soit. Vous êtes donc
immortel.
- C'est tout ?
- Comment ça, c'est tout ?
- Je n'ai rien senti.
- Vous êtes immortel. C'est fait. Ça n'a rien de spectaculaire.
- Comment puis-je en être sûr ?
- Vous ai-je déjà menti ?
- Oui ! Le coup des rôtissoires !
- C'est vrai. Mais j'ai toujours exhaussé vos voeux, non ?
D'ailleurs c'est dans le contrat. Si je ne remplissais pas mes
obligations il deviendrait caduc. Vous êtes donc gagnant de toute
façon. Soit vous êtes immortel, soit vous ne l'êtes pas. Mais si
vous ne l'êtes pas je ne pourrai pas revendiquer votre âme
lorsque vous mourrez et vous n'irez pas en enfer.
- C'est vrai.
- Bien. Sur ce, je vais vous quitter. Une de vos groupies vient
de dire qu'elle vendrait son âme pour pouvoir vous sucer. Je vais
m'en occuper.
- Hé ! Elle n'a pas besoin de vendre son âme pour ça ! Dites-moi
qui c'est et...
- Et puis quoi encore ?
Le démon disparut dans un nuage de fumée, que Jacques interpréta comme un geste de coquetterie de sa part, à moins qu'il ne se soit agit de dépit ?
Il passa sous la douche en chantant, heureux de la façon dont il s'était sorti de son pacte avec le diable, heureux à la perspective de la vie de richesses et de succès qui serait la sienne pour l'éternité. Emergeant de la douche, il eut la surprise de trouver une jeune fille nue agenouillée sur la moquette. Il se laissa faire en riant, exultant à l'idée que lui s'était dégagé de ce qui l'attendait, elle.
Puis il sortit par une porte dérobée, rejoignit sa Porsche garée à quelques rues de là.
Pied au plancher, il prit la direction de la mer. Il n'avait pas de concert avant un mois, la vie était belle, la vie lui appartenait, et elle durerait éternellement.
Il ne vit pas jaillir le chat noir. Il eut juste conscience d'un choc sous ses roues, semblables à celui qu'aurait produit une bûche de bonne taille, et freina pour tenter de garder le contrôle du véhicule qui partait en une belle glissade.
Il percuta le mur de plein fouet. Un pylône s'écroula. Les fils électriques arrachés se tordaient sur le sol comme des anguilles frappées de crampes d'estomac. Sous la Porsche, l'essence coulait à flots. Il se souvint soudain qu'il n'avait plus jamais fait le plein depuis cette fois où il avait rencontré le démon sur l'autoroute. Sa voiture n'avait jamais eu la moindre panne non plus, et il l'avait gardée bien qu'elle ait affiché les deux-cents mille kilomètres au compteur. Elle tournait avec une régularité de métronome, avalait les kilomètres avec une aisance surnaturelle.
Glou-glou faisait l'essence sous la voiture.
Flic-flash faisaient les étincelles électriques.
L'essence et les étincelles se rejoignirent.
Coincé dans le métal tordu, Jacques vit les flammes jaillir autour de lui, l'envelopper, le sucer avidement. Il hurla sous la douleur, une douleur insupportable, un véritable avant-goût de l'enfer. Il eut juste le temps de songer que le démon lui avait menti, avant de s'évanouir.
La première chose qu'il vit en se réveillant fut un
plafond vert d'eau.
- Je ne comprends pas comment il a pu s'en tirer ! chuchotait une
voix près de lui. Il a la nuque brisée, il est complètement
paralysé. Il est brûlé au troisième degré. Certains de ses os
sont carbonisés à l'intérieur de son corps ! Il devrait être
mort. C'est un vrai miracle !
- Je ne dirais pas ça, répondit une autre voix, celle d'un
médecin au visage recouvert d'un masque qui venait d'entrer dans
son champ de vision.
Le masque ne cachait pas les sourcils broussailleux ni
le regard noir qui s'était fait narquois tout à coup.
- On est réveillé ? Bienvenue en enfer. Pour l'éternité.
Il n'entendit pas la suite, car la douleur venait de déferler sur lui en une seule vague, totale, insupportable, et il n'avait plus de cordes vocales pour hurler.